Analyse du discours d’établissements scolaires : quête identitaire et place des ENT (par Daniel Pelissier)
1. Problématique
Si l’identité des individus a été étudiée depuis les philosophes des Lumières et plus récemment par des chercheurs en psychologie sociale (Deschamps et Moliner 2012 [1]), sociologie (Kaufmann 2010 [2]), sciences de l’information et de la communication (Coutant et Stenger 2013 [3]), l’identité des organisations a été aussi investie à partir des années 1980, au départ par les sciences de gestion (Albert et Whetten 1985 [4]). L’approche dans un premier temps instrumentale s’est ensuite affinée pour être plus constructiviste, orientée vers l’analyse du changement (Rondeaux et Pichault 2012 [5]).
« Partant de cette définition de l'organisation comme un “ personnage fictif ” créé par les membres et les partenaires du “ collectif organisationnel ”, nous posons que “ l'identité organisationnelle ” est le caractère de ce personnage, c'est-à-dire l'ensemble des traits particuliers qui fondent la “ personnalité ” de cet être fictif. Ce personnage est façonné à l'image de ses créateurs d'où la tendance à l'anthropomorphisation des organisations. » (Giroux 2001 p.9 [6]). Dans cette perspective, l’identité n’est pas délimitée, son existence est même remise en cause mais restent les discours, les pratiques qui attestent comme pour les individus d’une quête parfois désespérée qui se traduit notamment par des récits biographiques (Kaufmann 2010 [2]).
Les entreprises naviguent ainsi dans ce courant identitaire qui les incite à affirmer, avec force et conviction, leurs différences en particulier sur internet, différences qui les caractériseraient de leurs concurrents.
La mise en place des ENT (Environnements Numériques de Travail) a soutenu la communication externe des établissements scolaires. Certains présentent ainsi des « mots du proviseur », discours qui pourraient s’apparenter à ceux plus ouvertement identitaires des entreprises. Les établissements scolaires affirment-ils une identité ? Si oui, à quel niveau et quelle serait la nature de cette construction identitaire ?
Dans ce cas, le volume relativement limité du corpus aurait pu permettre une analyse de contenu. Mais l’accès public aux ENT et le contenu discursif des textes ont conduit à choisir l’outil lexicométrique pour commencer à répondre à ces questions. En effet, ce domaine étant peu exploré, il a semblé préférable de réaliser une analyse en limitant, si possible, l’usage de nos préjugés. De même, l’homogénéité des discours (profil des auteurs, contexte de production) est aussi un argument en faveur de l’utilisation de la lexicométrie.
2. Présentation du corpus
Le corpus est formé de 57 mots de proviseurs d’établissements scolaires publics et privés de l’académie de Toulouse. Ils ont été collectés manuellement [0] en mai 2015. La répartition des types d’établissement est la suivante : 35% de lycées et 65% de collèges. Le contexte de production est toujours des ENT avec de légères différences entre les ENT des collèges de Haute-Garonne et les autres départements. Le corpus comprend 14162 occurrences pour 2110 formes, soit environ 50 pages A4. Le taux d’happax est de 7,21%.
3. Analyse du corpus
L’analyse du corpus se fera, après lemmatisation et segmentation, en plusieurs étapes :
- d’abord une observation de la structure des discours à l’aide d’une analyse de similitude (ADS) et une classification Reinert) ;
- puis un examen de la logique du discours via une analyse factorielle de correspondance.
3.1 Structure des discours, ADS
L’étude de la fréquence des mots montre une utilisation courante de la forme « élève » (mot le plus cité (181) devant « collège » (114 fois)). Mais cette première approche, si elle a le charme de la facilité, ne nous informe pas suffisamment sur les relations entre des formes et leurs cotextes, sur la structure des discours.
Une première méthode, l’analyse de similitude offre des indications plus pertinentes :
Figure 1. Analyse de similitude avec indices de cooccurrence, fréquence supérieure à 10
Cette première figure montre que l’élève est une forme qui structure les discours. D’autres registres apparaissent : collège et lycée se détachent avec des indices de cooccurrences [7] forts (Fig. 1, indices38 et 27) ainsi que la forme « professionnel » et « travail ». Les collèges et lycées semblent se référer à des mondes lexicaux (Ratinaud et Marchand 2015 [8]) différents. Le travail est plutôt associé au numérique (enT) qui est un autre thème émergent. Difficile de ne pas rapprocher cette représentation graphique des discours politiques sur l’élève au centre du système éducatif. Mais cela parait un peu trop beau pour être vrai…
3.2 Structure des discours, classification de Reinert
Une autre méthode, la classification de Reinert, complète l’analyse de similitude pour mettre en évidence d’autres éléments :
Figure 2. Dendrogramme des classes, méthode de Reinert
Cette démarche a permis de classer la majorité des segments (87, 84%). Deux ensembles se distinguent.
Si les classes 1 et 2 sont associées, les classes 3, 4 et 5 demandent des analyses plus poussées qui seront menées grâce à une analyse factorielle de correspondance (voir après).
3.2.1 Description des classes
La classe 1 regroupe des formes associées aux lycées et à leur ouverture sur le monde économique notamment.
Extrait de segment caractéristique (score 206, 60 (somme des chi2)), mots en rouge associés à la classe 1 :
le lycée polyvalent joseph gallieni engagé dans de nombreux partenariats innovants a pour projet d inclure dans son cœur de métier les notions essentielles d’entreprises socialement responsables du point de vue de la gestion des ressources humaines et du développement durable
La classe 2 fait plutôt référence aux finalités scolaires des établissements comme la formation, l’insertion, l’orientation.
Extrait de segment caractéristique (score 234, 82 (somme des chi2)), mots en rouge associés à la classe 2 :
sa fonction est non seulement de conduire les jeunes dans une formation diplômante mais aussi de préparer ces derniers à poursuivre leurs études dans l enseignement supérieur puis à s insérer sur le marché de l emploi
La classe 3 est associée aux ENT et met en avant cet outil de communication.
Extrait de segment caractéristique (score 344, 89 (somme des chi2)), mots en rouge associés à la classe 3 :
parents élèves personnels amis visiteurs bonjour et bienvenue sur l espace ent environnement numérique de travail des lycées monteil. Il s agit d’abord d’un site internet classique vous y trouverez des informations sur la vie du lycée les filières les activités les renseignements administratifs
La classe 4 correspond aux collèges et insiste sur les aspects éducatifs de sa mission.
Extrait de segment caractéristique (score 344, 89 (somme des chi2)), mots en rouge associés à la classe 4 :
l’objectif du collège olympe de gouges sera durant les prochaines années de faire travailler au meilleur niveau les élèves qui ont les aptitudes les plus affirmées tout en s attachant à faire progresser de manière significative les élèves en difficulté
Enfin la classe 5 regroupe les expressions relatives aux valeurs de l’établissement.
Extrait de segment caractéristique (score 167, 40 (somme des chi2)), mots en rouge associés à la classe 5 :
C’est aussi le vivre ensemble auquel tous les personnels sont attachés des agents de service aux surveillants des enseignants aux personnels administratifs d éducation d orientation et de santé qui ont le souci de leurs missions auprès des jeunes qui leur sont confiés
3.2.2 Relations des classes avec le type d’établissement
Certaines de ces classes sont liées au type d’établissement comme le montre le graphique suivant :
Figure 3. Chi2 par modalité de variables
La classe 1 est ainsi nettement associée aux lycées professionnels (Fig. 3, type_lp) par opposition aux collèges et la classe 4 est liée aux collèges (type_C). Une analyse plus détaillée (par type de collège (privé/public) ou de lycée) se heurte aux limites de la taille de l’échantillon.
Ces classes montrent ainsi des discours différents selon l’établissement qui font écho à une construction dentitaire pour les collèges d’une part et les lycées d’autre part. L’élève apparait alors comme un mot surtout associé aux collèges et moins aux lycées :
Figure 4. Chi2 par classe et dendogramme
Central dans l’analyse de similitude, sa place est revue par la classification de Reinert. L’élève est bien au centre mais principalement dans le discours des principaux de collège. Antiprofil de la classe 1 (chi2 = -8.1), cette forme se fonde sur des mondes lexicaux différents.
3.3 Logique des discours, AFC
Si la méthode de Reinert a permis de mieux comprendre les relations entre les formes d’un segment de texte, l’AFC peut mettre en évidence des liens entre les classes :
Figure 5. Analyse Factorielle de Correspondance, positionnement des classes
Les deux premiers facteurs résument 58, 05% de l’information. Le dendrogramme (fig. 2) avait déjà marqué les oppositions entre classes 1 et 2 d’une part et 3, 4 et 5 d’autre part, l’AFC, montre une position particulière de la classe 5 (valeurs) et 3 (ENT). La classe 4 (collège) parait centrale mais l’AFC ayant 4 facteurs, cette position doit être interprétée avec prudence.
L’opposition de position entre classe 1, 2 et 3 notamment laisse supposer une distinction dans les discours entre des finalités scolaires, professionnelles et un outil de communication constitué par l’ENT. Ce premier axe montre ainsi une approche plutôt instrumentale de l’ENT.
Les classes 5 et 3 marquent le contraste entre des valeurs et l’ENT qui, comme pour l’autre axe, est isolé comme outil. Cette représentation confirme des discours différents pour lycée et collège et une place particulière des ENT.
4. Discussion ouverte
Les mots de proviseurs étudiés semblent correspondre au moins partiellement à une fiction identitaire, un récit qui s’articule autour de valeurs, de finalités, d’élèves parfois et de façon plus contingente d’ENT. Le discours sur les valeurs concerne tous les établissements quelque soit leur type (fig. 3). Mais cette rapide étude des discours des proviseurs d’établissements scolaires montre une différence entre collège et lycée. Si les discours des chefs d’établissement de collège sont centrés sur les aspects éducatifs, le cadre de vie et les élèves, ceux des lycées sont plus associés aux entreprises, à l’ouverture sur le monde professionnel et la poursuite d’étude, l’orientation. Cette différence nette pourrait correspondre à des constructions identitaires distinctes sinon opposées. Ainsi, pour répondre à la question posée au départ, il semble bien que les types d’établissements scolaires cherchent à affirmer une identité organisationnelle. « L’identité est l’histoire de soi que chacun se raconte » ([2] Kaufmann 2010 p. 151). Cette observation pose alors la question plus politique de discours sensiblement distincts dans un système pourtant centralisé. Car la quête identitaire, par sa tendance discriminatoire, ne pousse pas à la collaboration.
La construction de cette identité semble plutôt « froide », liée au cadre institutionnel ([2] Kaufmann 2010 p. 257). En effet, le lien entre les classes est forte avec les types d’établissement. Pour autant, certains lycées ou collèges se détachent cependant dans leur discours en particulier pour les classes 1(chi2=39.39 pour un établissement) et 5 ((chi2=18.87 pour un établissement), comme des textes types. Mais la taille de l’échantillon ne permet de conclure à un phénomène identitaire individualisé. De même, la rareté des références à l’histoire de l’établissement fait écho à laLa classe 3 sur l’ENT est aussi un autre argument de cette identité plus institutionnelle qu’individuelle.
En effet, la place de l’ENT apparait comme contrastée. Si cet outil est reconnu dans les discours comme un outil de communication numérique, il est affiché comme isolé. Le changement relativement récent explique peut-être cette volonté de bien distinguer l’outil des valeurs ou des finalités éducatives pour, peut-être, rassurer une communauté éducative, parents et enseignants notamment, inquiète.
Il est nécessaire d’insister sur la portée de cette analyse. Ce sont bien des discours, fondés sur des représentations, et induisant des mondes lexicaux qui ont été étudiés. « le fait de partager des représentations communes pourrait bien conduire les individus à mettre en œuvre, de manière sensiblement identique, des processus identitaires semblables » (Deschamps et Moliner 2012 [1] p. 86). La réalité des pratiques, des comportements, des croyances peut être différente. Par ailleurs, le corpus ne concerne qu’une seule académie ce qui empêche sa généralisation et aussi de repérer des discours identitaires plus individuels. Enfin, ces textes étaient insérés dans un dispositif numérique (ENT) qui les a influencés notamment par l’évocation même des ENT. La compréhension du transfert entre identité organisationnelle et identité numérique demanderait d’autres moyens d’investigation.
[0] Collèges Haute-Garonne : http://www.ecollege.haute-garonne.fr/ecollege31/les-ecolleges/ Collèges, lycées autres départements : http://www.entmip.fr/colleges-et-lycees/
6. Bibliographie
[1] Deschamps et Moliner 2012 : Jean-Claude Deschamps et Pascal Moliner, L’identité en psychologie sociale, des processus identitaires aux représentations sociales, Armand Colin, Paris, 2012
[2] Kaufmann 2010 : Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi, une théorie de l’identité, Pluriel, 2010
[3] Coutant et Stenger 2013 : Alexandre Coutant et Thomas Stenger, “Introduction, pour une approche complexe et sociotechnique des identités numériques,” in Identités numériques, l’Harmattan, 2013, p. pages 5 à 11, 2013
[4] Albert et Whetten 1985 : Stuart Albert, David A. Whetten “Organizational identity.” In Larry L. Cummings., et Barry M. Staw (eds.), Research in organizational behavior. An annual series of analytical essays and critical reviews, 263-295. Greenwich: JAI Press, 1985
[5] Rondeaux et Pichault 2012 : Giseline Rondeaux and François Pichault, “Managers en quête de sens : l’identité organisationnelle comme boussole ?,” Revue internationale de Psychosociologie et de Gestion des Comportements Organisationnels, vol. XVIII, no. 46, pp. 47–76, 2012
[6] Giroux 2001 : Nicole Giroux, “La gestion discursive des paradoxes de l’identité.” XIème Conférence de l’Association Internationale de Management Stratégique, 2001.
[7] Calcul de l’indice de cooccurrence, documentation Iramuteq, http://www.iramuteq.org/documentation/detail-des-indices-de-similitude
[8] Ratinaud et Marchand 2015 : Pierre Ratinaud et Pascal Marchand, Des mondes lexicaux aux représentations sociales. Une approche des thématiques dans les débats de l’Assemblée Nationale (1998-2014), Mots, Les langages du politique, numéro 108, 2015
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