Le Grand oral d’Elisabeth Borne
Ce mercredi 6 juillet 2022, Élisabeth Borne a donc prononcé la 45ème Déclaration de politique générale (DPG) de la Vème République. La situation est un peu particulière, et pas uniquement pour des raisons de genre : la majorité présidentielle n’est que relative et la confiance n’est pas suffisamment assurée pour être soumise au vote. On l’a rappelé, ce n’est pas la première fois. D’autres Premiers ministres ont déjà préféré ne pas risquer le renversement d’un gouvernement nouvellement nommé et, possiblement, d’une Assemblée nouvellement élue : Georges Pompidou (en 1966 et 1967) Pierre Messmer (1972), Raymond Barre (1976), Michel Rocard (1988), Edith Cresson (1991) et Pierre Bérégovoy (1992). Mais ces considérations d’arithmétique politique n’ont généralement pas d’effet sur le contenu de la Déclaration.
Pour analyser ce contenu, il s'agit pour nous d'imaginer un tableau statistique qui croise tous ces discours avec tous les mots prononcés (avec quelques opérations linguistiques et statistiques intermédiaires). Le logiciel libre Iramuteq (conçu et développé par Pierre Ratinaud, Lerass, Toulouse) permet alors de classer et de cartographier le lexique, de définir les profils de chaque Premier ministre, de calculer les distances entre eux, d'extraire des segments de texte caractéristiques…
La carte des distances entre les DPG montre que le discours d’E.Borne se rapproche de ses prédécesseurs.
Un groupe de bulles sur la gauche du graphique montre que la DPG d’E.Borne puise dans un lexique identique à celles de E.Philippe et J.Castex et on notera que F.Fillon et J.M.Ayrault ne sont pas très loin. Il n'y a donc pas de volonté d'innovation et c'est la continuité qui domine.
La cartographie par analyse des correspondances lexicales confirme mais nuance.
E.Borne (sur la droite du graphique) ne se superpose pas, mais se spécifie : elle semble prolonger une dynamique lexicale plus que la reproduire.
Pour essayer de décrire ce prolongement, on peut recourir à ses spécificités lexicales.
E.Borne emploie plutôt les mots : bâtir, souveraineté, défi, continuer, égalité, solution, quinquennat, métier, écologique, territoire, gaz, répondre, élu, construire, émancipation, transition, banc, femme, protéger, parvenir, indépendant, lancer, république, urgence, santé, président, environnemental, numérique, ensemble, jeunesse…
Le verbe "bâtir" apparaît 31 fois et marque une spécificité absolument remarquable. Il est relativement rare dans les DPG précédentes et il marque le retour du "marquage" lexical. La mémoire politique garde, en effet, des traces lexicales : on se souvient parfois de la "nouvelle société" de J.Chaban-Delmas, du "nouvel espoir" de M.Rocard, du "nouvel humanisme" et de la "proximité" de J.-P.Raffarin. Mais cet effet de communication s’était perdu. E.Borne semble vouloir y revenir et marquer lexicalement son discours inaugural : son mandat sera celui d’une bâtisseuse.
Si l'on calcule les segments de textes les plus caractéristiques, on confirme la saturation de "bâtir" mais on la précise : il s’agit de "bâtir ensemble" et de "bâtir la république de l’égalité des chances".
- c est une question de dignité et une avancée très attendue bâtir la république de l égalité des chances c est réussir la cohésion des territoires avec les territoires avec leurs élus nous voulons une relation fondée sur le respect le dialogue et l action
- bâtir la république de l égalité de l égalité des chances c est agir en priorité pour l école et la jeunesse c est un chantier essentiel c est là que l essentiel se joue
- bâtissons ensemble une france plus forte dans une europe plus indépendante une france plus forte dans une plus europe indépendante c est la souveraineté énergétique nous ne pouvons plus dépendre du gaz et du pétrole russe
- c est une exigence absolue qui nécessite une mobilisation absolue enfin bâtir la république de l égalité des chances c est porter nos valeurs et les défendre avec intransigeance la liberté l égalité la fraternité et la laïcité ne sont pas négociables
- je vous propose de bâtir ensemble notre premier défi et je sais que cela fait consensus parmi nous c est de répondre à l urgence du pouvoir d achat
- bâtir la république de l égalité des chances c est aussi construire une société inclusive le handicap c est 12 millions de français c est un conjoint un parent un enfant toutes nos familles sont concernées
- des ressources complémentaires pour notre modèle social une ambition plus forte dans la responsabilité sociale et environnementale des entreprises nous avons tous à y gagner mesdames et messieurs les députés bâtir ensemble c est apporter des réponses radicales à l urgence écologique
- faisons des jeux olympiques et paralympiques de 2024 un accélérateur de l activité physique dans notre pays bâtir la république de l égalité des chances c est offrir à toutes et à tous une santé de qualité
- pour nos quartiers nous bâtirons des solutions qui changent le quotidien et redonnent des opportunités nous définirons les nouveaux contrats de ville et répondrons aux urgences avec les habitants avec les associations avec les élus locaux
- chacun connaît son engagement pour l avenir de la nouvelle calédonie bâtir la république de l égalité des chances c est agir pour notre sécurité c est une conviction qui m anime profondément
On notera qu’un tel recours à la notion de "République" ne se trouve que chez M.Valls (2014). Mais on se souvient aussi que A.Juppé (1995) et L.Jospin (1997) avaient un usage spécifique de la notion de "Pacte républicain". Quant à "l’égalité", elle atteint chez E.Borne un degré de spécificité jamais atteint chez aucun Premier ministre.
On observe souvent que le recours à de telles valeurs très générales et consensuelles se fait au détriment de propositions, d'éléments de programme.
Effectivement, E.Borne emploie plutôt moins les mots : politique, monde, économie, économique, intérêt, Etat, problème, développer, nécessaire, entreprise, développement, conduire, peuple, effort, droit, négociation, difficulté, national, seulement, partenaire, préparer, social, choix, grand, parlement, mondial, redressement, croissance, œuvre, financier, salarié…
Ce sont ces absences remarquables qui rapprochent la DPG d’E.Borne de celles de J.Castex et d'E.Philippe par l’évitement relatif d’un lexique politique et économique, de verbes d’action et de notions concrètes (en dehors des quelques effets d'annonce qui ont été largement commentés). Elles marquent un discours davantage marqué par la volonté de régulation sociale (une attitude qu’on appelle parfois "syntagmatique" : parler à quelqu’un) au détriment de la référence (attitude "paradigmatique" : parler de quelque chose).
On peut, enfin, comparer cette DPG aux programmes des candidat-e-s à l’élection présidentielle. On se souvient effectivement que, parmi d’autres résultats, on avait observé que le programme d’E.Macron ne reprenait pas celui des Jeunes avec Macron ("parce que c’est notre projet").
Le discours d’E.Borne allait-il se rapprocher de l’un ou de l’autre? Le dernier graphe montre que c’est bien du programme d’E.Macron qu’elle se rapproche, dans une rhétorique commune à une droite convergente et loin des considérations sociales et écologiques qui caractérisaient les Jeunes avec Macron.
Là où E.Cresson, dont on a beaucoup parlé, proposait de lier, pour la première fois et spécifiquement, l’industrie et l’environnement, E.Borne préfère développer un discours sur l’écologie en évitant le vocabulaire économique. Il s’agit d’une stratégie qu’on a pu appeler "évitement par compartimentalisation" ("brûler des ponts cognitifs" entre des notions que l'on n'arrive pas à traiter ensemble).
Si cette déclaration se révèle davantage marquée par le "général" que par le "politique", on observe que le "bâtir ensemble" implique de "continuer" mais ne va pas jusqu’à la "négociation".
Référence bibliographique: Marchand, P. (2007). Le grand oral. Les discours de politique générale de la Ve République. De Boeck / INA (préface de Michel ROCARD).
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