Le Grand Oral de Michel Barnier
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La Déclaration de politique générale est une prérogative exclusive du Premier ministre, prévue à l'article 49 de la Constitution. On sait que, depuis N. Sarkozy, les présidents successifs ont voulu s'approprier ce rituel médiatisé en prononçant des discours devant le Congrès parlementaire. Mais cette marque d'hyperprésidence n'efface pas totalement l'exercice réservé au Premier ministre.
Commenter une Déclaration de politique générale, c'est l'interpréter en essayant de relier les mots prononcés au contexte "ici et maintenant". Dans le meilleur des cas, cette interprétation reposera sur une analyse rigoureuse du contexte. Mais ce n'est pas obligatoire et nombre d'interprétations se contentent d'utiliser la Déclaration de politique générale comme un "moment médiatique" pour faire jouer des relations conflictuelles attendues et en exploiter les ressorts dramatiques.
Analyser une Déclaration de politique générale, c'est mettre en perspective des textes et des contextes, dans du temps plus long, pour tenter de voir ce qu'elle nous dit de l'état de notre relation à la politique et à ses discours. Cela fait plus de 20 ans qu'on s'emploie ainsi à analyser scientifiquement les Déclarations de politique générale.
Et il faut bien avouer que l'intérêt s'était émoussé. Les dernières Déclarations de politique générale apparaissaient trop manifestement comme un catalogue d'éléments de langage formatés par le marketing politique à destination de l'industrie médiatique. Certains collègues ironisaient même sur la persévérance à analyser un tel festival rituel de langue de bois. On avait donc fini par renoncer à s'y intéresser pour privilégier le discours des mouvements sociaux, plus proche des questions fondamentales de société et, finalement, plus innovant. Ce qui nous amène à y revenir, c'est la situation, encore jamais rencontrée dans la cinquième République, d'une Déclaration de politique générale prononcée dans un contexte d'absence de majorité parlementaire. Qu'allait-il se passer?
L'analyse statistique des données textuelles massives (ou textométrie) permet de distinguer les périodes de fortes popularités et les périodes de crises gouvernementales et cohabitations. Il y a également eu quelques cas où un Premier ministre renonçait à demander le vote de confiance, prévu mais pas imposé par la Constitution, pour ne pas risquer le renversement d’un gouvernement nouvellement nommé : Georges Pompidou (en 1966 et 1967) Pierre Messmer (1972), Raymond Barre (1976), Michel Rocard (1988), Edith Cresson (1991), Pierre Bérégovoy (1992), Elisabeth Borne (2022). Et ces considérations d’arithmétique politique n’avaient généralement pas d’effet sur le contenu de la Déclaration. Mais ici, les conséquences, bien connues, d'une élection européenne, suivie d'une dissolution de l'Assemblée nationale, puis d'une élection législative, placent un gouvernement inattendu dans une incertitude totale sur ce que peut être une "politique générale" dans un tel rapport de forces.
C'est donc le 47ème Discours de politique générale de la Ve République qu'a prononcé Michel Barnier à l'Assemblée nationale ce 1er octobre 2024.
Si on s'attendait à de la nouveauté, il faudra s'en passer
Tout d'abord, et contrairement aux Déclaration de politique générale précédentes, il n'est pas facile d'en trouver le texte intégral, en tout cas sur le site du gouvernement. Il faut dire que les liens sous "premier ministre" pointent encore sur la fiche de Gabriel Attal. Il faudra sans doute quelques mises à jour. Il a donc fallu attendre la mise en ligne du compte rendu de la séance sur le site de l'Assemblée nationale, mieux maintenu. Mais cette version, plus proche du prononcé et qui intègre l'ambiance générale de la séance, demande un travail supplémentaire pour ne conserver que ce qui est effectivement dû au Premier ministre.
Un premier graphe possible est issu d'une analyse (factorielle) des correspondances lexicales. Il s'agit de cartographier les 47 Déclarations de politique générale selon la proximité ou la distance de leurs lexiques. Pour les spécialistes, le résultat est relativement attendu pour ce type de corpus, où la dimension chronologique est importante.
Ce graphique ordonne les Déclarations de politique générale depuis les premières (Debré, 1959) jusqu'aux dernières sous la forme d'un "fer à cheval" révélant ce qu'on appelle parfois un effet Guttman. Si cette forme est donc relativement attendue pour un corpus chronologique, on note que la Déclaration de Michel Barnier ne prolonge pas le fer à cheval, qui se termine par Borne et Attal, mais revient plutôt en proximité avec le lexique de Philippe (lui-même non loin de Valls et Cazeneuve). Quelque chose s'est freiné dans le progrès. Le graphe montre qu'il serait intéressant d'approfondir les différences à partir des années 2000, donc la droite du graphique.
On peut calculer ensuite les spécificités du lexique de M.Barnier par rapport aux 46 précédents.
Les mots qu'il emploie significativement plus que les autres sont: reprendre, chantier, penser, collectivité, olympique, santé, territoire, français, influence, soin, exécuter, fraternité, sénat, Calédonie, médecin, RSA, simplification, climatique, dette, solution, professeur, gravité, grave, compromis, dialogue, dépense...
Les mots qu'il emploie significativement moins que les autres sont: emploi, société, moyen, mettre, croissance, liberté, marché, solidarité, démocratie, majorité, entreprise, chômage, oeuvre, réforme, communauté, volonté, social...
Les 10 extraits qui lui sont le plus caractéristiques sont:
- nous respecterons les compétences des collectivités et examinerons les possibilités de les renforcer c est dans cet esprit que la ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation reprendra le dialogue avec les élus et les acteurs socio_économique de la collectivité de corse
- la formidable réussite des jeux olympiques et paralympiques de paris a encouragé la pratique sportive qui est une des clés pour soutenir le moral individuel et collectif des français l apprentissage des règles du jeu l acceptation de l autre ainsi que pour améliorer la santé de nos concitoyens
- ecoute respect et dialogue enfin avec les 3 millions de français qui vivent dans nos départements et territoires d outre_mer et qui font vivre la france dans trois océans ces douze départements et territoires sont une partie essentielle de notre pays
- le troisième chantier est celui de la sécurité au quotidien les français nous demandent d assurer la sécurité dans chaque territoire nous généraliserons la méthode expérimentée pendant les jeux olympiques et paralympiques
- sur une période donnée à exercer dans les territoires qui manquent le plus de médecins nous nous inspirerons de ce qui marche nous déploierons plus rapidement les assistants médicaux les bus de santé et les regroupements de professionnels de santé
- un dernier mot prenons soin de la république elle est fragile prenons soin de l europe elle est nécessaire prenons soin ensemble de la france et des français
- par l écoute et le dialogue nous devons renforcer l efficacité de l action publique nous reprendrons par exemple le chantier ouvert par le projet de loi de simplification de la vie économique mais tous les progrès ne passent pas par la loi
- c est toujours vrai à présent je ne suis donc pas le premier à le penser je sais qu il reste du chemin à parcourir regardons l exemple souvent donné dans les collectivités locales où on sait bâtir des compromis dynamiques
- ecoute respect et comptes à rendre aux françaises et aux français qui ont des choses à dire et souvent de bonnes solutions à proposer j ai toujours pensé que les bonnes idées ne tombent pas systématiquement d en haut et qu il faut écouter les gens sur le terrain
- afin de garantir une gestion dans la durée de l ensemble des enjeux calédoniens les discussions à paris comme en nouvelle calédonie sont désormais soutenues par une délégation interministérielle placée auprès du premier ministre et du ministre chargé des outre_mer
Evidemment, chacun des mots et extraits mériterait une attention particulière et des approfondissements seront nécessaires. On passera vite sur les cinq références aux jeux olympiques présentés comme une réussite, une fierté, un modèle, y compris dans le domaine de la sécurité. Mais quelques premières observations sont possibles en prenant un verbe ("reprendre"), un nom ("chantier") et un adjectif ("grave") particulièrement significatifs de M.Barnier.
Le verbe "reprendre" est évidemment à considérer en tout premier lieu. Il apparaît 10 fois, ce qui est un record absolu. E.Balladur l'utilisait moitié moins et d'autres ne l'emploient que deux, trois fois ou pas du tout. Il s'agit donc d'un marqueur statistique important de M.Barnier. Et qu'est-ce qu'il s'agit de reprendre? On trouve le dialogue avec le parlement (et les élus et acteurs de la Corse), le projet de loi d'orientation agricole, la dynamique de diminution des postes d'internes, des travaux de planification, la discussion sur la création d'une procédure de comparution immédiate pour les mineurs délinquants, le projet de loi de simplification de la vie économique... On a aussi un emploi particulier de "reprendre du service" qui concerne les médecins retraités et rencontre la volonté de rappeler également des professeurs retraités.
Le nom "chantier" est également un marqueur important, avec 11 occurrences. Il est parfois employé avec "reprendre". Mais cinq chantiers se distinguent et concernent le niveau de vie des Français, l'accès à des services publics de qualité, la sécurité au quotidien, la maîtrise de l'immigration et la fraternité. On peut imaginer qu'il y en a un peu pour tout le monde et chacun pourra se faire son idée. On peut retenir aussi que, dans le registre des valeurs, la fraternité est un chantier, tandis que la liberté, la solidarité et la démocratie sont (statistiquement) délaissées. Comme souvent, ce qui n'est pas dit est aussi informatif que ce qui est dit.
L'adjectif grave, enfin, jamais autant employé, qui va avec le nom gravité et donne la tonalité à cette Déclaration: "il faudra faire des choix sérieux et graves".
On peut également observer que, si E.Philippe, E.Borne ou G.Attal faisaient largement référence au président de la République, ce n'est pas le cas de M.Barnier (ni de J.Castex, d'ailleurs). Sans aller jusqu'à l'absence, caractéristique des périodes de cohabitation, ce n'est pas non plus une préoccupation majeure ici. Qu'est-ce que cela nous dit de la situation politique?
Interprétations discutables : politique industrielle ou industrie politique ?
Outre le "moment médiatique", une Déclaration de politique générale est intéressante si elle définit une ligne qui engage un Premier ministre et son gouvernement sur ses actions à venir. L'histoire montre que ce n'est généralement plus le cas et que c'est plus ou moins rapidement démenti par les faits. Elle reste donc un exercice de communication qui, en soi, reste digne d'intérêt pour l'étudier dans une évolution et avec des marqueurs chronologiques, politiques, sociaux...
La séquence politique que nous vivons est particulière. Elle peut être vue comme la victoire de la stratégie industrielle sur la pensée politique. En l'absence d'une majorité claire, le président-patron a tenté de redéfinir les contours d'un Conseil d'administration intégrant des groupes minoritaires pour concevoir une nouvelle gouvernance. Au passage, on a changé le nom de la marque. Il a ensuite recruté un DRH qui a joué le rôle de chasseur de têtes. Le nouveau Conseil d'administration a été mis en place, non sans difficulté, et respecte une logique purement quantitative. Il restait donc à lui donner un contenu acceptable pour les actionnaires et les consommateurs. Cette Déclaration de politique générale montre que les "chantiers" balayent suffisamment large pour séduire les divers groupes minoritaires et calmer, un temps, la concurrence interne et externe.
Mais ce dont il s'agit est bien de "reprendre" une politique qui était donc déjà là. Et, pour faire face à une situation présentée comme "grave", la voie est ouverte à des mesures encore plus difficiles à accepter. La question est alors de savoir si les décisions à venir vont être à même de maintenir le fragile équilibre recherché dans les "chantiers" pour préserver les rapports de force au sein de la gouvernance.
Ensuite, quand la nation se gère comme une industrie, est-ce que les citoyen-ne-s vont accepter d'être gérés comme des consommateurs, ou vont-ils imaginer qu'il y a aussi une histoire, une culture, des valeurs politiques? Il est possible alors qu'on doive s'intéresser à des nouveaux mouvements sociaux, ou une (très) prochaine 48ème Déclaration de politique générale.
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