Législatives : la science contre les stéréotypes ?

Résumé des épisodes précédents

Pour l'élection présidentielle de 2022, nous avions publié une analyse textométrique des programmes. On peut la retrouver ici ou lire le chapitre que nous en avons tiré avec Brigitte Sebbah (1).

Il est utile, on va le voir, d'en rappeler les principaux résultats. L'analyse statistique des données textuelles (ou textométrie), donc:

1. ne confirmait pas que "les extrêmes se rejoignent". Plus précisément, avec Brigitte Sebbah, nous avons montré statistiquement qu'il ne fallait pas confondre la musique (la forme) avec les paroles (le fond). Si on est sensible à la musique (la forme des programmes), on peut effectivement voir des convergences entre des listes "extrêmes" par contraste avec les listes "modérées". Mais si on s'intéresse aux paroles (le fond des programmes), il y a une opposition radicale de contenu entre la gauche et la droite. Et, plus on va aux "extrêmes", plus l'opposition de contenu est forte.
2. montrait que le programme de J.-L. Mélenchon ne pouvait pas être assimilé à l'extrême gauche et qu'il était plus proche des programmes de gauche socio-démocrate et, particulièrement, de l'écologie.
3. regroupait les programmes de droite et "d'extrême droite" (M. Le Pen, E. Zemmour, N. Dupont-Aigan, V. Pécresse). On pouvait donc anticiper le ralliement des Républicains au RN.
   
4. plaçait le programme d'E. Macron en proximité avec la droite (non loin de J. Lassalle), contrairement au programme publié par Les Jeunes avec Macron (intitulé "Parce que c'est notre projet") qui était plus proche d'un programme socio-démocrate (A. Hidalgo., Y. Jadot, La Primaire Populaire).
   

Depuis, nous avons également fait l'analyse des programmes pour l'élection européenne du 9 juin 2024 (non publiée), et nous retrouvons exactement les mêmes tendances. Plus fort encore: quand on demande à ChatGPT de construire les programmes des candidat-e-s, on retrouve aussi les mêmes tendances (2).

Une élection législative chaotique

Après cette réélection présidentielle, l'élection législative a débouché sur une assemblée nationale mouvementée, dont une élection européenne hasardeuse a entraîné la dissolution aventureuse.

Pour cette élection législative anticipée, le temps de campagne particulièrement contraint entraîne une baisse des candidatures observées habituellement (4011 en 2024 contre 6290 en 2022 et 7877 en 2017).

Et les partis politiques ne sont pas dans les mêmes situations: certains peuvent ressortir tels quels leurs programmes de 2022, quand d'autres sont devant la nécessité d'en imaginer de nouveaux.

Ainsi, à une semaine du premier tour:

• Ensemble (majorité présidentielle) édite un "projet" avec un graphe des 100 jours;
• Lutte Ouvrière a publié un dépliant de campagne;
• Le Nouveau Front Populaire (LFI, PS, Ecologistes, Communistes...) a édité un Contrat de législature spécifique;
• Le NPA-Révolutionnaires a publié une profession de foi des candidats.
• Le Rassemblement National affiche huit principes et son "projet" reste les 22 mesures et les livrets thématiques de Marine Le Pen (2022);
• Reconquête! édite un programme "pour la France de demain";

• Les Républicains n'affichent pas de programme spécifique pour ces législatives mais une page "nos idées";

Seul le Nouveau Front Populaire a donc produit un programme pour les élections législatives, de synthèse entre les formations de gauche. Les autres formations politiques n'ont pas (encore) produit de programme. Il y a eu, bien sûr, des programmes pour les élections européennes mais on peut penser qu'ils étaient focalisés sur la politique européenne (et, quoiqu'on en dise, c'est statistiquement vérifié). Les commentaires, comparaisons, chiffrages... reposent sur des documents qui ont plus de deux ans (et sur diverses déclarations dans la presse).

Quelques résultats d'analyses textométriques

Le corpus étudié ici est donc très proche de celui de l'élection présidentielle de 2022, auquel on a simplement ajouté le programme du Nouveau Front Populaire, le projet d'Ensemble, et les quelques tracts et dépliants extraits des sites web des partis politiques à propos de cette élection législative. 

Le calcul des cooccurrences de mots permet de construire l'arbre de similitudes suivant:

On y repère aisément quelques grandes thématiques et on peut, évidemment, calculer comment chacun-e des candidat-e-s investit cet espace lexical. Ce sera fait dans les prochains jours.

Mais on peut, plus rapidement, calculer les distances lexicales entre les différents programmes ce qui permet de construire l'arbre de Labbé suivant:

On retrouve donc une branche d'extrême gauche (Arthaud, Poutou, Lutte Ouvrière, NPA) qui s'oppose à toutes les autres branches et notamment la branche de gauche (Roussel, Mélenchon, Jadot, Hidalgo, Primaire Populaire, Nouveau Front Populaire et, une peu en transition, les Jeunes avec Macron), la branche de droite (Pécresse, Macron, Ensemble) et la branche d'extrême droite (Zemmour, Dupont-Aignan, Le Pen, Reconquête et auquel se greffe Lassalle).

On confirme donc que le Nouveau Front Populaire se présente comme une synthèse des programmes de gauche et d'écologie, bien distinct de l'extrême gauche.

Le ralliement des Républicains au Rassemblement national n'était pas prévisible d'après le lexique de leur programme, plus proche de celui d'E. Macron (mais leur programme date de 2022).

Paroles et musiques des programmes électoraux

Finalement, l'analyse statistique des données textuelles (ou textométrie) ne fait que confirmer d'autres approches académiques. On citera, par exemple, le travail d'Aurélien Dubuisson, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences po et auteur de "L’extrême gauche en France" (Presses universitaires Blaise Pascal), pour qui LFI n’est pas identifiable à l’extrême gauche tandis que le RN peut être qualifié d’extrême droite.

Pourquoi cette idée des "extrêmes" (qui, en plus, "se rejoindraient") est-elle, pourtant, si fréquente? On peut imaginer qu'elle fournit un argument favorable pour la majorité présidentielle et certains groupes de pression, et bien commode pour certains commentateurs de la vie politique. La statistique montre aussi qu'elle n'est pas totalement infondée si on est sensible à la forme (la musique), aux excès de langage et de comportements. En revanche, elle est totalement démentie par la recherche qui s'intéresse à l'histoire des institutions politiques et, pour ce qui nous concerne, au fond des programmes (les paroles).

Il en va de même sur la question de l'antisémitisme parfois attribué au Nouveau Front Populaire. Le graphe suivant montre la distribution du terme "antisémitisme" dans les programmes.

Les lecteurs avertis feront remarquer que cette distribution manque de significativité statistique. Et c'est vrai. Cela vient du fait que le terme n'apparaît que 15 fois (et deux fois "antisémite"). Sur ces 15 fois, "antisémitisme" apparaît cinq fois chez A. Hidalgo, trois fois chez F. Roussel et dans le Nouveau Front Populaire (auxquelles s'ajoutent les deux occurrences de "antisémites"), une fois chez Y. Jadot, E. Macron, Ensemble et NPA. Et c'est tout. Les autres n'en parlent tout simplement pas. Et que dit le Nouveau Front Populaire? Voici les segments concernés dans son programme:

contre l antisémitisme et l islamophobie : au moment où l extrême droite menace nous rappelons que la parole et les actes racistes antisémites et islamophobes se propagent dans toute la société et connaissent une explosion inquiétante sans précédent

l antisémitisme a une histoire tragique dans notre pays qui ne doit pas se répéter tous ceux qui propagent la haine des juifs doivent être combattus

islamophobes et antisémites : instaurer un commissariat à l égalité doté d un observatoire des discriminations et de pôles spécialisés au sein des services publics et des cours d appel adopter et mettre en oeuvre un plan de lutte contre les discriminations

nous proposerons un plan interministériel pour analyser prévenir et lutter contre l antisémitisme en france notamment à l école et contre ses effets sur la vie des populations qui le subissent

On laissera aux spécialistes du commentaire de texte le soin de démontrer s'il s'agit là de positions antisémites. Mais on doit remarquer que nombre de déclarations dénonçant l'antisémitisme du Nouveau Front Populaire proviennent de candidat-e-s qui ne l'abordent pas ou très peu dans leur propre programme. Mais il est impossible, pour le statisticien, d’interpréter l'absence.

Un dernier exemple a beaucoup fait réagir ces derniers jours: en déplacement sur l'île de Sein, E. Macron a qualifié d'"ubuesque" la possibilité, dans le programme du Nouveau Front populaire, d'aller "changer de sexe en mairie". Certains commentateurs ont immédiatement pointé que cela faisait, pourtant, partie du programme présidentiel d'E. Macron lui-même. Comme souvent les choses ne sont pas si simples. Pour la présidentielle de 2002, on l'a vu, on peut se référer à deux programmes: celui, assez tardif, d'E. Macron lui-même et celui, plus précoce, des Jeunes Avec Macron ("Parce que c'est notre projet!"). Il n'y a rien sur le "changement de sexe" dans le programme d'E. Macron, qui est assez conservateur. En revanche, chez "Les Jeunes avec Macron", on peut lire:

L'identité de genre est une problématique de plus en plus importante pour notre génération. L'avènement des réseaux sociaux ayant permis l'expression de nombreuses identités, de nombreux questionnements ont émergé au sein de la jeunesse. Toutefois, en la matière, notre société et notre droit s'avèrent parfois inadaptés. Ces propositions visent à donner leur place à ceux que notre modèle exclut parfois.
• D'abord, en facilitant et raccourcissant les délais de la procédure de changement d'état civil (prénom et sexe), pour les personnes transgenres majeures.
• Ensuite, en permettant aux jeunes, dont les parents sont d'accord et à partir de 15 ans, de modifier leur sexe à leur état civil.

La question est donc de savoir s'il faut se référer au discours d'E. Macron ou à celui des Macronistes, qui peuvent être assez radicalement opposés.

Pour conclure, en l'absence de modèles scientifiques, ce sont les stéréotypes qui gouvernent les discussions et orientent les décisions. C'est donc la question même de l'expertise qui est posée ici, et de la culture scientifique (au sens large) de nos commentateurs et décideurs. On a ainsi pu observer avec quelle facilité des commentateurs influents pouvaient qualifier de "totalement stupide et irresponsable" le programme économique du Nouveau Front Populaire, pourtant inspiré et promu par des économistes de très haut niveau international.

Il n'est pas trop tard pour se situer sur le terrain des idées, comparer des programmes sur ce qu'ils sont vraiment et assumer des positions réellement politiques. Et ainsi, voter pour qui on veut, mais pas pour de mauvaises raisons...

Mise à jour : Et le RN vint

A la veille du premier tour, les programmes des principales formations politiques sont disponibles, à l'exception des Républicains, dont la page d'actualité, qui n'a pas été mise à jour depuis le 7 juin 2024, ne renvoie qu'à l'élection de 2022.

Le 24 juin, Jordan Bardella a présenté le programme du RN pour l'élection législative.

Comment se programme s'inscrit-il dans l'espace lexical? Disons-le immédiatement, il n'y a rien de fondamentalement nouveau. Le graphe des distances de Labbé, ci-dessous, place ce programme dans l'environnement immédiat des listes que l'on peut, historiquement, légalement et statistiquement, qualifier d'extrême droite. 

 L'introduction des dernières listes ne change donc pas la structure de l'ensemble à une exception près: le programme de J. Lassale a tendance à se promener dans l'arbre en fonction des ajouts. C'est une situation inédite qui méritera peut-être un approfondissement. Mais cette position est plus proche de celle qu'on observe habituellement et sur un autre type d'analyse représentée ci-dessous qui se lit comme une carte géographique des distances entre les programmes.

On confirme, donc :

• l'opposition des listes d'extrême gauche
• l'existence d'un lexique commun entre les partenaires du Nouveau Front Populaire, et sa stabilité depuis 2022
• l'existence d'un lexique commun entre les listes de droite et d'extrême droite avec un mouvement de radicalisation du programme Ensemble par rapport au programme d'E. Macron en 2022 qui, on le sait, avait déjà pris ses distances avec les Jeunes avec Macron.

Enfin, si l'on devait retenir deux phrases pour chaque programme, comparé à tous les autres sur les graphiques ci-dessus, la textométrie nous proposerait les suivantes (extraction des plus fortes spécificités statistiques avec, en gras, les formes lexicales caractéristiques):

Ensemble:

C'est la reprise de l'adverbe "ensemble" qui nomme la liste et se décline dans tout le programme. On signalera que la deuxième spécificité est "continuer" (qui était déjà une spécificité d'E. Macron en 2022).

Les deux phrases caractéristiques:

progressistes travaillistes démocrates républicains ensemble ensemble pour le travail ensemble pour le pouvoir d achat ensemble pour l écologie ensemble pour l autorité et les valeurs

depuis 2017 notre pays a traversé les crises et les a toujours surmontées ensemble nous avons vaincu la pandémie de covid ensemble nous avons vaincu le chômage de masse ensemble nous avons affronté la crise de l inflation

Nouveau Front Populaire

Dans les spécificités de ce programme, il y a beaucoup de verbes d'action: adopter, garantir, abolir, défendre, instaurer, abroger, refuser, annuler... C'est un répertoire constant dans les programmes de gauche (particulièrement Mélenchon et La Primaire Populaire), à l'exception de défendre qui doit marquer la réponse à une menace ressentie. 

Les deux phrases caractéristiques: 

abroger le contrat d engagement républicain liberticide pour les associations organiser des états généraux sur les libertés publiques abroger les dispositions liberticides des lois sécurité globale séparatisme et les lois qui instaurent un état d urgence permanent et portent atteinte à nos libertés individuelles et collectives

mettre à l ordre du jour des changements en europe refuser les contraintes austéritaires du pacte budgétaire proposer une réforme de la politique agricole commune pac l urgence de la paix promouvoir une diplomatie française au service de la paix faire des propositions en vue d une diplomatie de promotion des biens communs planétaires

Rassemblement National

SI l'immigration arrive toujours assez haut dans les spécificités du RN, ainsi que les termes habituels français, fraude, peuple, il y a une apparition de termes moins fréquents dans le vocabulaire de cette formation: réforme, projet (qui était une spécificité de la Primaire populaire), et même urgence (que l'on trouve plutôt chez P. Poutou, J.-L. Mélenchon ou Front Populaire).

Les deux phrases caractéristiques:

le grand projet de redressement national auquel nous nous engageons devant les électeurs s articulera en deux phases conformément à un calendrier réglementaire législatif et constitutionnel parfaitement maîtrisé la première phase viendra répondre à l urgence sociale et sécuritaire

jusqu_à l automne le temps de l urgence les mesures d urgence concerneront les trois domaines que les électeurs ont jugés prioritaires ils se déploieront principalement par le biais de trois textes législatifs textes d urgence sur la qualité de vie pouvoir d achat et santé la sécurité et l immigration

Et donc ?

En première analyse, qu'il faudra affiner,  on peut donc prendre le risque de voir trois stratégies:

• Ensemble qui invite à une symbolique de l'union au service d'une continuité
• Nouveau Front Populaire qui décrit des actions au service d'un changement
• Rassemblement National qui revendique un projet au service de ses thématiques historiques inchangées.

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(1) Pascal  Marchand & Brigitte Sebbah, "Les programmes font-ils l'élection ?".  In Philippe J. Maarek, Nicolas Pélissier (Eds), Présidentielle 2022: une démocratie en quête de nouveaux repères ?, L'Harmattan, 2024, Communication et Civilisation, pp.63-82, 978-2-336-43757-6

(2) Pascal Marchand, "ChatGPT peut-il faire de la politique ?", Méta-médias - Cahiers de tendances de France Télévisions, 2023, pp.82-86.