Le Grand oral de Jean Castex
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La Déclaration de politique générale (DPG) du Premier ministre reste un rituel immuable de la Vè République, prévu par l'article 49 de la Constitution, et, sans trop savoir ce qu'il est vraiment possible d'en attendre, on s'attache toujours à les suivre, à les commenter, à même à les analyser scientifiquement, en faisant mine de croire qu'elles engagent un Premier ministre et son gouvernement, ce qui est généralement et rapidement démenti par les faits.
Lorsque Emmanuel Macron accède à l'Elysée, il s'empresse de prononcer un discours devant le Congrès des parlementaires réunis à Versailles (3 juillet 2017), possibilité ouverte par Nicolas Sarkozy pour diminuer l'importance accordée à la DPG du Premier ministre, relégué au rang de "collaborateur" du président. E.Macron y prononce un discours très long auquel Edouard Philippe répond, le lendemain même, par un discours également exceptionnellement long. Notre analyse montrait que si E.Macron, dans la spécificité de son exercice, se rapprochait plutôt de la gauche sociale-libérale des années 1980-1990, E.Philippe se plaçait dans la continuité des années 2010 et plutôt à droite. Nous pouvions écrire alors que, si François Fillon n'avait pas atteint l'Elysée, son discours était de retour à Matignon. Nous étions en 2017 et deux termes émergeaient: le courage et la confiance présentés comme une réponse à la colère des citoyens...
Deux ans plus tard, le 12 juin 2019, E.Philippe prononçait la 43ème DPG de la Vème République, comme lancement de "l'Acte 2" de la Présidence Macron. On observait que l'orientation générale restait résolument à droite. Un accent était mis sur la transition écologique avec un symbole fort: le plastique. La notion de "dépassement" était utilisée pour appeler les uns et les autres, élus et citoyens, à accepter le programme défini par le Président et le Gouvernement, ainsi que les projets de loi en préparation. Les mouvements sociaux étaient éventuellement évoqués (sans citer les Gilets jaunes pour autant), mais pour évoquer les "peurs" exprimées (notamment dans un Grand débat qui n'était dû qu'à l'initiative du Président et du Gouvernement) et appeler à leur "dépassement". On montrait que cette DPG obtenait un vote de confiance de la part de la majorité de parlementaires en mentionnant significativement moins que la moyenne des Premiers ministres les notions de France et de société, les valeurs de liberté ou de solidarité, en évitant un vocabulaire économique (croissance, entreprise, marché, déficit, crise) et social (emploi, jeune), et qui faisait l'impasse sur l'Europe.
Le Grand oral de Jean Castex
Ce mercredi 15 juillet 2020, le Premier ministre Jean Castex a donc prononcé la 44ème DPG de la Vème République. On notera qu'une fois encore, le Premier ministre a dû attendre, pour présenter la politique de son gouvernement à la représentation parlementaire, que le Président puisse s'exprimer, dans un rendez-vous médiatique symbolique le 14 juillet. L'hyper-présidence sarkozyenne s'accomplit dans la posture jupitérienne.
Pour nous, il s'agit d'imaginer un tableau statistique qui croise tous ces discours avec tous les mots prononcés (avec quelques opérations linguistiques et statistiques intermédiaires). Iramuteq permet alors de classer et de cartographier le lexique, de définir les profils de chaque Premier ministre, de calculer les distances entre eux, d'extraire des segments de texte caractéristiques.
La carte des distances entre les DPG montre que le discours de J.Castex se rapproche de ses prédécesseurs.
Un groupe de bulles sur la gauche du graphique montre que la DPG de J.Castex puise dans un lexique identique à celles de E.Philippe, B.Cazeneuve et M.Valls. Et on notera que F.Fillon et J.M.Ayrault ne sont pas très loin. Il n'y a donc pas de volonté d'innovation et c'est la continuité qui domine.
Bien sûr, le contexte marque ce discours. Les termes significativement présents sont sans surprise: crise, territoire, relancer, plan, sanitaire, milliard, quotidien, écologique, ville, euro, rentrer, concret, vif...
La notion de territoire a retenu l'attention des commentateurs. Effectivement, avec 25 emplois, la forme "territoire(s)" est une large spécificité de ce discours de J.Castex, comme le montre le graphique suivant.
On voit que c'est une référence qui augmentait déjà depuis J.M.Ayrault (11), moins avec M.Valls (4), puis avec B.Cazeneuve (11) et E.Philippe (12 et 14), mais sans atteindre de seuil statistiquement significatif, ce qui est fait avec J.Castex. Comme on le verra ci-dessous, cette forme peut éventuellement se trouver répétées plusieurs fois dans le même segment, ce qui peut relever de l'incantation...
Si l'on calcule les segments les plus caractéristiques, on obtient les suivants:
nous ne retrouverons pas l unité sans une attention accrue aux plus vulnérables d entre nous ils ont été davantage touchés par la crise sanitaire révélant de vraies inégalités en santé ils seront également les plus fortement affectés par la crise économique
j en ai été personnellement le témoin direct au cours des derniers mois a la crise sanitaire qui n est pas finie succède dès maintenant une crise économique et sociale d une ampleur probablement inégalée depuis la dernière guerre mondiale
nous veillerons à soutenir les secteurs les plus touchés par la crise notamment le tourisme le sport et la culture les acteurs de ces secteurs je le sais ont particulièrement souffert de la crise et ils souffrent encore
libérer les territoires c est libérer les énergies c est faire le pari de l intelligence collective nous devons réarmer nos territoires nous devons investir dans nos territoires nous devons nous appuyer sur nos territoires
la crise a mis en lumière de manière très crue nos difficultés et parfois nos défaillances y compris au sein de l appareil d etat la crise a aussi souligné les faiblesses de notre économie
100 milliards d euros ce n est pas rien mais c est une nécessité économique bien sûr ce plan de relance aura aussi un coût pour nos finances publiques dans une telle situation de crise
l économie ce sont aussi les territoires nous allons soutenir les investissements des collectivités territoriales orientées vers le développement durable et l aménagement du territoire nous accélérerons en particulier tous les projets sur les réseaux qui permettent de structurer et de développer nos territoires
Encore une fois, les absences remarquables en disent un peu plus long. Quels sont les mots que les Premiers ministres utilisent globalement mais que J.Castex évite? Assez proche d'E.Philippe, on va trouver surtout: politique, monde, intérêt, effort, professionnel, pays, problème, international, salarié, national, solidarité, européen, négociation, besoin, commun, agriculture, français, liberté...
Conclusion
Face à une crise sanitaire, qui n'est pas terminée, un Premier ministre répond par un volontarisme économique qui fait l'impasse sur les valeurs de solidarité et de liberté, sur les catégories professionnelles, sur les relations internes et externes.
On a pu, un temps, se demander à quoi pourrait ressembler le "monde d'après". Allions-nous profiter de cette crise pour imaginer de changer de modèle politique? Le président avait même laissé entendre que des "décisions de rupture" s'imposeraient, qui pourraient placer "des services (...) en dehors des lois du marché". Certains avaient pu se laisser aller à rêver à un dépassement de la société de marché vers un autre monde empreint de souveraineté collective, de biens communs, de relocalisation, de circuits courts, de lutte contre les inégalités...
Mais, après la crise des Gilets jaunes, après la crise du Covid-19, la tendance semble être au retour, le plus vite possible, au monde d'avant, et ce, "quoi qu'il en coûte" humainement et socialement. L'efficacité économique prime sur les valeurs démocratiques. Le Premier ministre a changé, mais le discours est le même. Les actions peuvent-elles changer sans inflexion sur le discours d'investiture?
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