Les "grands oraux" d'E. Macron et E. Philippe
Depuis janvier 1959, il y a eu 41 déclarations de politique générale (notées DPG ci-dessous) au titre des articles 49-1 et 49-2 de notre Constitution.
Nos analyses montraient que, depuis une vingtaine d'années, les Premiers ministres se succédaient, les majorités changeaient, mais que les discours ne variaient pas vraiment.
On y avait rajouté le discours de N. Sarkozy à Versailles après que la modification de la Constitution lui avait permis de s'adresser directement aux parlementaires réunis en Congrès.
Dans la même idée, ajoutons celui d'E.Macron et, naturellement, celui d'E.Philippe.
Il faut alors imaginer un tableau statistique qui croise ces 44 discours avec tous les mots prononcés (avec quelques opérations linguistiques et statistiques intermédiaires). Iramuteq permet alors de classer et de cartographier le lexique, de définir les profils de chaque Premier ministre, de calculer les distances entre eux, d'extraire des segments de texte caractéristiques.
E.Macron à Versailles
Avec presque 10.000 mots, le discours d'E.Macron est l'un des plus longs du genre. On peut immédiatement indiquer qu'il ne prend pas la forme d'une Déclaration de politique générale. On le voit très isolé sur le graphe suivant.
On est donc dans un autre genre et le Président ne se présente pas comme un super-Premier ministre. Un calcul des distances entre son lexique et celui des premiers ministres montre qu'il se rapprocherait plutôt des DPG de L.Fabius (1984), M.Rocard (1988) et E.Cresson (1991).
Ce qui marque le discours d'EMacron, c'est tout d'abord le peuple et notamment le mandat du peuple:
le peuple nous a donné le mandat de lui rendre sa pleine souveraineté ... mais c est aussi le mandat du projet progressiste d un projet de changement et de transformation profonds
le mandat du peuple c est enfin le mandat de la fidélité historique les français demandent à leur gouvernement de rester fidèle à l histoire de la france encore faut il s entendre sur le sens que l on donne à ces mots
si bien que je pense profondément que le mandat que nous avons reçu du peuple est un mandat à la fois exigeant et profondément réaliste et que pour l accomplir nous devons nous placer au_delà de la stérilité de ces oppositions purement théoriques ...
le mandat du peuple ce n est pas d instaurer le gouvernement d une élite pour elle_même c est de rendre au peuple cette dignité collective qui ne s accommode d aucune exclusion
Il y a ensuite un grand nombre de principes (le mot est très significatifs) et de références à des valeurs fondamentales et consensuelles (liberté, efficacité, dignité, grandeur, fidélité, etc.) qu'il s'agit de retrouver, redonner, face à un constat d'aliénation (le terme peut s'appliquer de l'économie, au travail, à la misère, au terrorisme...) et d'affaiblissement.
la liberté forte c est la liberté de choisir sa vie car la liberté est ce qui réconcilie liberté et égalité justice et efficacité la liberté d expérimenter mais aussi la liberté de se tromper sont des libertés qui restent à construire
aliénation à la nouvelle division du travail qui s esquisse dans un univers en transformation profonde où le numérique recompose des secteurs entiers de l économie bouscule des équilibres et des emplois
aliénation à la contrainte financière si nous ne rétablissons pas notre budget si nous ne réduisons pas notre dette publique aliénation à la volonté d autres pays dans l europe comme au sein de nos alliances
car la république ce n est pas des lois figées des principes abstraits c est un idéal de liberté d égalité de fraternité chaque jour resculpté et repensé à l épreuve du réel
Une analyse lexicale du discours d'E.Macron montre que le lexique du Peuple et le lexique de la France sont très différents: au Peuple, les valeurs; à la France, l'action.
Le message semble donc être: la France est dans une situation très affaiblie (et aliénée), mais le peuple nous a donné un mandat indiscutable pour rénover tout ça.
En revanche, les moyens ne sont quasiment pas évoqués (en dehors de quelques principes de gouvernance et de moralisation). Les termes sous-représentés par E.Macron sont: emploi, entreprise, croissance, gouvernement, économie, avenir, solidarité, social, jeune, programme, chômage, santé...
Mais il s'agissait sans doute de laisser au Premier ministre la prérogative de traduire en action les principes présidentiels.
E.Philippe à l'Assemblée
Le lendemain, donc, E.Philippe prononce l'un des discours les plus longs de la Vème République. Avec plus de 9000 mots, il se classe en quatrième position derrière A.Juppé (1995), E.Balladur (1993) et P.Mauroy (1981).
Ce qui marque immédiatement, c'est que cette DPG ne se distingue pas significativement des précédentes. Elle vient se placer dans la suite des prédecesseurs D. de Villepin, F.Fillon, J.M.Ayrault, M.Valls et B.Cazeneuve.
Le calcul des distances entre textes confirme la proximité de la PDG d'E.Philippe avec les précédentes, dont il constituerait presque une synthèse.
La promesse d'un renouvellement politique ne s'exprime donc pas dans les discours et on reste sur des schémas éprouvés. Sur l'arbre des distances entre les discours, on trouve même un résultat étonnant: la proximité avec les DPG de F.Fillon. Mais E.Valls n'est pas très loin non plus.
Quelles sont les spécificités d'E.Philippe? Deux termes émergent: le courage et la confiance qui peuvent être présentés comme une réponse à la colère.
oeuvrons ensemble pour qu à la fin de ce quinquennat la france ait atteint le cap fixé par le président de la république que la france ne regrette pas d avoir choisi l optimisme et la confiance
rétablir la confiance c est aussi affermir le lien entre l etat et les territoires nous ne sommes plus à l époque où la république encore mal affirmée n imaginait son unité qu au prix de l uniformité
A la République comme valeur collective va aussi répondre le courage comme valeur personnelle attribuée au pays et au gouvernement:
confiante courageuse et conquérante i pour redevenir elle_même la france doit rétablir la confiance et d_abord la confiance des français en l action publique je parle bien de confiance et pas de morale
elle doit aussi en avoir le courage ... le courage voilà le deuxième grand axe qui organise le travail du gouvernement entendons nous bien il ne s agit pas du courage du gouvernement ou de celui de la majorité ou de celui du parlement
on leur proposait la nostalgie impuissante ils ont préféré le courage d affronter l avenir ils avaient à choisir entre la colère et la confiance ils ont exprimé leur colère mais ils ont choisi l optimisme et le rassemblement
afin que les forces de sécurité soient libérées de la complexité administrative etablir une véritable police de sécurité du quotidien c est aussi une condition pour rétablir la confiance le courage c est aussi de regarder en face le défi migratoire
Le cadre ainsi posé, des annonces plus précises peuvent être faites et le terme le plus significatif d'Edouard Philippe est la dépense:
au contraire les prélèvements obligatoires baisseront de 20 milliards d euros d ici 2022 la france ne peut demeurer à la fois la championne de la dépense publique et des impôts
la vérité c est que quand nos voisins allemands prélèvent 100 euros en impôts et en dépensent 98 nous en prélevons 117 et en dépensons 125 qui peut penser que la situation est durable
2147 milliards d euros chaque année la france dépense 42 milliards d euros pour rembourser ses intérêts 42 milliards c est plus que l intégralité du budget que nous consacrons à notre défense nationale
disons la vérité aux français pour atteindre ces objectifs sur la dépense publique il faut agir sur trois leviers d_abord stopper l inflation de la masse salariale du secteur public qui représente le quart de nos dépenses publiques
D'autres domaines socio-économiques très variés sont abordés et les commentateurs ont été attentifs aux annonces.
Peut-être peut-on noter que certains termes sont, ici encore, sous-représentés. A commencer par l'emploi, dont on considère parfois qu'il s'agit d'une préoccupation principale des Français... peut-être pas du Premier ministre.
Le gouvernement est également sous-employé, au profit, d'un Président de la République, très présent.
"Le président préside, le gouvernement gouverne" semblait être une formule de base de la Vè République. Mais ça, c'était avant l'hyperprésidence et la gouvernance jupitérienne.
Le président du XXIème siècle a plus de mal à supporter la séparation des rôles voulue par les fondateurs. Ch. de Gaulle et ses successeurs l'avaient évité, N.Sarkozy l'a fait, F.Hollande l'a utilisé (une fois et dans un contexte un peu exceptionnel), E.Macro s'en empare résolument: le Premier ministre n'a plus l'exclusivité du discours de politique générale. Et, en même temps, le Président ne répondra plus à la presse le jour de la fête nationale.
Ce sont les rôles au plus haut de l'exécutif qui sont redéfinis. Et, comme premier effet, nous avons reçu beaucoup de mots en peu de temps. Dans cette nouvelle République des bavards, comment ces discours s'ajustent-ils?
Si E.Macron, dans la spécificité de son exercice, se rapproche plutôt de la gauche sociale-libérale des années 1980-1990, E.Philippe se place dans la continuité des années 2010 et plutôt à droite. F.Fillon n'a pas atteint l'Elysée, mais son discours est de retour à Matignon.
Faut-il que rien ne bouge pour que tout bouge? Ou est-on, dès l'élection, dans une cohabitation hasardeuse?
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