Le Grand Oral de François Bayrou
Le contexte d'étude
Ne revenons pas sur les épisodes précédents: ils sont consultables ici (analyser scientifiquement les Déclarations de politique générale) et là (Le Grand Oral de Michel Barnier).
Il est quand même étonnant que l'exercice rituel de la Déclaration de Politique Générale (DPG), qui avait beaucoup perdu se son intérêt pour les commentateurs, se trouve aujourd'hui aussi attendu. La situation particulière y est sans doute pour quelque chose: des équilibres parlementaires fragiles qui rendent les rapports de force fluctuants et les décisions imprévisibles.
François Bayrou, qui a composé un gouvernement visant une improbable synthèse mais attisant tous les clivages, a beaucoup consulté avant son Grand oral. Et il savait que chacun de ses mots serait interprété comme autant de promesses, concessions et compromis qu'il serait prêt à faire pour tel ou tel parti ou groupe politique, et qu'on compterait les points pour décider notamment de la durée effective de son gouvernement par le vote d'une censure plus ou moins rapide.
Et puis, il y a la personnalité de François Bayrou lui-même: agrégé de lettres classiques, il affiche sa méfiance à l'égard de la "com" et sa répulsion pour les "éléments de langage" qu'il reproche volontiers à ses prédécesseurs. Il aurait écrit sa DPG tout seul et s'y serait attelé dès sa nomination à Matignon.
On devait donc s'attendre à un discours, sinon d'une radicale nouveauté, en tout cas marqué autant par le contexte spécifique que par l'orateur particulier. Et l'analyse statistique des données textuelles massives (ou textométrie) permet de le tester.
Qu'en est-il, donc, de cette 48ème Déclaration de politique générale (DPG) de la Ve République qu'a prononcée François Bayrou à l'Assemblée nationale ce 14 janvier 2025?
La transcription est ici : https://www.info.gouv.fr/actualite/ce-quil-faut-retenir-de-la-declaration-de-politique-generale-de-francois-bayrou. Notons que, si les applaudissements sont mentionnés, et si la réponse spontanée à une intervention sur Parcoursup a bien été retranscrite, en revanche l'épisode "il y a un peu de mélange dans mes pages .../... je suis un néophyte et je suis bien obligé d'apprendre ce métier" n'apparaît pas dans cette transcription.
Résultats d'ensemble
Comme d'habitude, nous commençons par positionner la DPG de F.Bayrou dans l'ensemble des discours de la Vème République. La méthode est une analyse factorielle des correspondances lexicales et permet de cartographier les DPG en fonction des distances entre leurs vocabulaires. Le graphe factoriel est le suivant.
Lorsque qu'on analyse des discours qui s'étalent sur de telles périodes (1959-2025), on obtient très souvent un graphe en "fer à cheval", qui traduit une évolution chronologique du lexique (effet Guttman). Et c'est effectivement le cas ici. Avec M.Barnier, on observait un léger "retour en arrière" qui semble s'accentuer avec F.Bayrou. Sa position centrale dans le graphique laisse à penser qu'il y a quelque chose d'inédit avec F.Bayrou, mais nous allons le vérifier.
Comme on l'indiquait à propos de l'analyse de M.Barnier, la période 1959-2025 est peut-être un peu trop longue pour permettre une interprétation fine: le vocabulaire politique des années 1960 n'est plus une base de comparaison pertinente en 2025 et il faut sans doute restreindre le corpus pour gagner en finesse. Comment? Une analyse des distances lexicales entre les DPG (méthode de Labbé) donne le graphe suivant.
D'après ce graphe, il semble qu'il y ait une rupture importante entre deux périodes: la première partant de M.Debré (1959) jusqu'à E.Balladur (1993) et la seconde allant d'A.Juppé (1995) à aujourd'hui.
On constitue donc un sous-corpus sur la période 1995-2025 et une nouvelle analyse des correspondances lexicales donne le graphe suivant.
Il est remarquable que la DPG de F.Bayrou occupe une position extrêmement particulière par rapport aux autres depuis 30ans. On confirme qu'il s'est passé quelque chose et il faut examiner les spécificités de cette DPG pour essayer de comprendre.
Résultats spécifiques
Les termes spécifiques de F.Bayrou sont : Mayotte, question, obligation, pluralisme, intelligence artificielle, sujet, pays, ministère, promesse, endettement, eau, organisation, financement, courant, paraître, certitude, problème...
Il y a donc d'abord un fort usage de termes généraux comme question, sujet, promesse...
Ces termes peuvent donner un effet "catalogue", comme le montrent les extraits suivants (toutes les citations ci-dessous proviennent de l'extraction automatique des "segments caractéristiques" de la DPG de F.Bayrou):
la première urgence c est de répondre à la question des retraites qui occupe le débat public depuis longtemps on voit combien cette question continue de tarauder notre pays
c est pourquoi la carte universitaire et le réseau des universités sont non seulement une question académique mais une grande question sociale nous lancerons parallèlement la construction de 15 000 logements par an pendant trois ans en mobilisant le foncier disponible de l etat
toutes ces questions seront traitées dans la loi d orientation agricole je m engage à ceci c est que pour les entreprises agricoles comme pour les entreprises et les familles nous remettions en question les pyramides de normes en donnant l initiative aux usagers
elle dépend principalement du refus des pays d origine d accueillir leurs ressortissants lorsqu ils sont obligés de quitter notre territoire si nous ne résolvons pas cette question toutes nos déclarations d intention seront vaines
l aménagement du territoire est l une des grandes questions devant nous elle touche aux conditions de vie de nos concitoyens aux services publics au transport et au logement nous avons construit un grand ministère autour de françois rebsamen
la première question c est la transition écologique l écologie au contraire de ce que certains pensent ce n est pas le problème c est la solution ou en tout cas la solution que nous privilégions
la question de l eau nous devons la saisir à bras le corps au travers d une grande conférence nationale déclinée dans les régions la transition écologique c est aussi favoriser les mobilités mieux adaptées de l hydrogène au plan vélo qui doit être poursuivi avec les moyens qui lui sont nécessaires
dans le cadre de la grande politique démographique qui s impose à nous il nous faut avancer sur la question du grand âge
Il y a ensuite des termes liés aux contraintes financières qui s'imposent.
c est pourquoi la banque de la démocratie traitera du problème des financements de ces organisations de vos organisations mais je pense aussi qu il faut que chacun puisse trouver sa place au sein de la représentation nationale
loin d être seulement un problème financier ou social cette dette est d_abord un problème moral quand on est héritier dans une famille on peut toujours refuser l héritage qui comporte trop de dettes
est un pays capable de regarder en face ses chances et nous croyons qu elles sont grandes et ses difficultés qui ne le sont pas moins les sujets d inquiétude sont innombrables mais il en est un toutefois qui émerge avec une force criante c est le surendettement de notre pays
Il y a enfin une présence de l'actualité brûlante, et d'abord la situation à Mayotte (le graphe serait superflu: ce terme apparaît 12 fois dans la DPG de F.Bayrou contre 1 chez G.Attal et 1 chez E.Philippe):
le niveau de vie aux comores est 10 fois inférieur en richesse par habitant qu il est à mayotte et mayotte c est même 4 ou 5 fois inférieur au niveau de vie que nous avons en métropole
bien sûr la différence de niveau de vie entre mayotte et les comores et entre mayotte et la métropole est considérable
et cela passe aussi par un soutien à la création je veux parler dans cette promesse française des outre_mer nous avons présenté le plan mayotte debout à l occasion de notre venue sur l île
c est un plan ambitieux non seulement pour traiter de l urgence mais aussi pour refonder mayotte j ai parlé de la crise migratoire que connaissait ce département le débat doit être ouvert sur ce sujet
On observe également une occurrence assez forte de l'intelligence artificielle (6 occurrences chez F.Bayrou contre 3 chez M.Barnier et 2 chez E.Philippe) :
J'annonce la création d'un fonds spécial entièrement dédié à la réforme de l'Etat, financé en réalisant une partie de ses actifs, en particulier, immobiliers qui appartiennent à la puissance publique de façon à pouvoir investir par exemple dans le déploiement de l intelligence_artificielle dans nos services publics
Les extrais significatifs de F.Bayrou qui viennent ensuite sont davantage liés à une certaine vision de la politique:
une seule condition qui est que nous acceptions de nous définir et de nous affirmer ensemble la construction d une communauté politique pour faire vivre cette communauté de civilisation c est la question qui domine notre vie publique depuis 1945
pratiquement la question est celle de la reconnaissance du pluralisme il y a dans la vie politique française aujourd_hui une pluralité de courants peut_être 5 ou 6 principaux je respecte la réflexion de ceux qui estiment que ce doit être source d affrontements
et cette équipe porte un message comme aux heures où le sort même de notre nation est en question l intérêt général oblige à dépasser les préférences partisanes pour que le pays se ressaisisse
faire un seul peuple c est reconnaître que le pluralisme est légitime mais ce pluralisme doit être organisé je suis un défenseur des partis politiques et des syndicats et je souhaite que les partis politiques comme les syndicats puissent être reconnus un jour comme des mouvements d utilité publique
deuxième grand objectif se réconcilier nous avons j en ai la certitude devant nous une grande oeuvre de réconciliation réconcilier les français entre eux réconcilier les français avec leur etat et leurs élus et réconcilier les français avec les entreprises
Enfin, les termes évités par F.Bayrou par rapport aux autres DPG depuis 1995 sont : emploi, jeune, député, France, République, chômage, majorité, contrat, engager, valeur, ensemble, euro, aider, agir, avenir...
La question de l'emploi et du chômage (0) ne semble donc pas être une priorité de ce gouvernement. La seule référence est la suivante:
L'entreprise produit les richesses et l'emploi pour tout le pays grâce à ses dirigeants, ses chercheurs, ses cadres et ses salariés.
La jeunesse n'est pas, non plus, au coeur de ce discours. On n'en trouve que deux occurrences. La première suit une référence à l'ancienne "propédeutique":
Parce que ces enfants et ces jeunes, si on les écarte dès la classe de seconde, naturellement, on rend à la nation le plus mauvais des services.
Et la seconde n'est absolument pas liée aux jeunes eux-mêmes:
Nous sommes aujourd'hui le plus jeune des pays européens, en dépit du fléchissement de notre démographie, que nous aurons besoin de mesurer et de corriger.
Mais le plus frappant, peut-être, est le peu de place donnée à la France et à la République.
En termes de valeurs, qui sont également sous-représentées, on note que lorsque la laïcité est abordée, c'est dans le contexte suivant:
ce que l on appelle laïcité dont la racine grecque signifie faire un seul peuple ce qu on appelle laïcité a droit de cité aussi bien dans la vie politique qu elle l a dans la vie religieuse et philosophique.
Tentative de synthèse
On cherche parfois les valeurs dans les Déclarations de Politique générale, censées indiquer la vision d'un gouvernement pour rassembler les citoyens autour d'une action politique.
Ce qui est présenté ici comme lien social est moins de l'ordre des valeurs et de l'identité que de l'urgence budgétaire dans un environnement essentiellement financier et contraignant. Ce qui nous relie, c'est que nous devons faire face à notre dette.
Le catalogue des questions, sujets et problèmes est rappelé. Les évènements les plus médiatiquement prégnants (Mayotte, Intelligence artificielle) préservent une certaine connexion vis-à-vis de l'actualité. Mais des sujets comme l'emploi et le chômage, concernant notamment la jeunesse, ne sont, en revanche, pas traités.
La question qui se posera sera de savoir si les destinataires de cette DPG se sentiront impliqués dans un projet politique qui ne les prépare qu'à des lendemains qui déchantent.
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